Rien n'est jamais inscrit dans le marbre

"Ne jamais oublier qu'il suffit d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des LGBTQIA+ soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Notre vie durant, nous devons demeurer vigilant."

Lionel Soukaz,

cinéaste davant-garde et pionnier de la lutte homosexuelle,

vient de nous quitter

L’artiste expérimental coréalisateur du classique queer "Race d’ep" nous a quittés ce 4 février à Marseille, à l’âge de 71 ans. Initiée dans les années 1970, son œuvre constitue aujourd’hui une archive capitale des luttes LGBTQIA+ en France. 

Dans un texte autobiographique paru dans la monumentale anthologie du cinéma expérimental français, Jeune, Pur et Dur, Lionel Soukaz revenait sur son adolescence dans les années 1970 et écrivait : "La Peur, je vivrai avec elle." Des agressions homophobes aux attaques des fachos contre son festival gay qu’il organise au cinéma La Pagode, le cinéaste retrace une triste histoire de la haine dans la France de Giscard.

 

Mais face à la peur, Lionel Soukaz oppose rapidement une "lutte pour exister sous les injures, les coups, les interdictions." Tout au long de sa vie, la caméra jouera alors le rôle d’arme de guérilla, permettant de s’attaquer à l’ordre établi dans des pamphlets visuels qui exaltent la liberté et la beauté des corps.

 

Du Collectif Jeune Cinéma

au Front Homosexuel dAction Révolutionnaire

Lionel Soukaz est ainsi l’auteur d’un "cinéma mineur", au même titre que Kafka écrivait selon Deleuze de la "littérature mineure". Mis au service d’une minorité et de son rapport singulier au monde, cet art intrinsèquement politique trouve aussi sa force par son mode de production alternatif qui l’oppose au cinéma dominant et commercial. Marqué au fer rouge par sa découverte du cinéaste d’avant-garde Peter Kubelka à la Cinémathèque, Soukaz s’empare immédiatement d’une caméra Super 8 pour réaliser ses premiers films indociles.

 

Il se rapproche du milieu du cinéma expérimental (et particulièrement du Collectif Jeune Cinéma qui promeut un "cinéma différent" sous l’égide de Duras, Garrel et Pierre Clémenti), l’amenant à côtoyer toute une génération d’intellectuels et militants gay, dont Jean-Louis Bori et Guy Hocquenghem, réunis au sein du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR).

 

À partir de là, militantisme et expérimentations formelles seront intrinsèquement liés, comme en témoigne déjà le très explicite Sexe des anges en 1977. Ses films seront dès lors traversés par l’apparition de figures intellectuelles, artistiques et militantes, comme le journaliste de Libé Michel Cressole ou l’écrivain et dessinateur Copi dans Maman que Man en 1982.

 

Par-delà la censure

Dans une France où l’homosexualité est encore pénalisée et considérée comme un "fléau social", Soukaz réalise en collaboration avec Hocquenghem, Race d’Ep (verlan de "pédéraste"), l’histoire en quatre temps d’un siècle d’homosexualité en Europe, de 1860 jusqu’à la fin des années 1970. Entre docu et fiction, le film use de la provocation et de l’ironie, mêlées à une tendresse émouvante envers les corps filmés. Sa classification X en 1979 provoque une levée de bouclier dans le milieu intellectuel : Foucault, Deleuze, Barthes, Duras, Beauvoir signent une pétition pour défendre le film. Il finira par sortir avec une simple interdiction aux moins de 18 ans – mais coupé de 25 minutes et "châtré de tous ses sexes".

 

Ces dix années de répression, de censure et d’attaques le conduisent à réaliser en 1980 son chef-d’œuvre provocateur : Ixe. Dans un montage épileptique à l’inventivité sidérante (mêlant détournements, contrepoints, effets de boucle et de syncope), il brasse un flux impressionnant d’images refilmées à la télévision ou bien enregistrées dans son intimité. Le pape et Hitler croisent des publicités, du porno gay, du cinéma mainstream ou encore des images de shoot d’héroïne dans un collage abrasif, traversé tout du long par un rire sardonique. Sommet d’un cinéma subversif et alternatif, Ixe est un cocktail molotov lancé au visage de la droite moribonde et du conservatisme.

 

Cri de rage et chant d’amour

À partir de 1991, Lionel Soukaz s’empare du format vidéo pour débuter son Journal Annales, qui documente les années SIDA au moment où ses amis et amants sont décimés par la maladie. Ce journal filmé amasse des milliers d’heures de rushes jusqu’en 2014, enregistrant les combats politiques de l’époque et l’amour qui résiste malgré tout. Entre le cri de rage et le chant d’amour, cette archive capitale des luttes LGBTQIA+, aujourd’hui conservée à la BNF, donne lieu en 2022 et 2023 à deux long-métrages documentaires co-réalisés avec Stéphane Gérard, En Corps+ et Artistes en Zone Troublée. Des manifestations d’Act Up aux réunions militantes, de moments plus intimes aux combats trans de la fin des années 2010, les deux films condensent vingt ans de l’Histoire des luttes pour les faire résonner au présent.

 

Drôle et dissidente, impudique et éminemment sentimentale, son œuvre délibérément pauvre a fait feu de tout bois, investissant aussi bien le super 8, la vidéo que le net found-footage (son court www.webcam en 2005), pour faire émerger un regard libre et un art à la première personne qui s’attaque avec véhémence à toutes les forces répressives, impérialistes et racistes (comme en témoignait par exemple en 2002 son Texas Chainsaw Political Massacre, I Live in a Bush World).

 

De la Cinémathèque française à l’Anthology Film Archives de New York, les grandes institutions du cinéma mondial ont reconnu l’apport marginal mais essentiel de ses hymnes à la jouissance et à l’insurrection des corps. Aux côtés de Jean Genet, Derek Jarman ou de Barbara Hammer, il fait aujourd’hui partie d’un panthéon d’artistes queer qui lèguent aux nouvelles générations un modèle de cinéma à la fois poétique, radical et insurrectionnel.

Repéré sur le site https://www.lesinrocks.com

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